Tu as pu découvrir dans le numéro de décembre le récit gagnant de l’édition 2022 du concours Mots d’elles : le texte de Nina, consacré à Nicole Girard-Mangin. Il y a deux autres gagnantes, dont tu vas pouvoir lire les textes sur Juliemag.

Voici le récit d’Élise, 15 ans, autrice du texte sur Joséphine Baker : « Le jour où j’ai prononcé un discours pour la marche des droits civiques ».

Élise pratique : la danse… et monte, en ce moment, une exposition sur les femmes (la rédac en reparlera !).

Elle aime : écrire (des poèmes, des histoires).

« La personnalité de Joséphine Baker m’a beaucoup inspirée cette année. Pendant un mois, j’ai fait des recherches sur Internet, lu un livre biographique et visionné des reportages vidéo à son sujet. Partir de son discours me permettait de revenir sur un grand nombre des engagements de cette femme aux multiples facettes. Une fois ce moment déterminé, j’ai fait plusieurs plans et structuré mes idées. J’ai écrit et réécrit jusqu’à ce que ça me plaise… Je suis très heureuse d’avoir gagné, car cette rubrique m’inspire beaucoup depuis des années. »

« Le jour où j’ai prononcé un discours pour la marche des droits civiques »

« Tout le chemin de sa maison pour être avec nous aujourd’hui, madame Joséphine… Baker ! » Des applaudissements retentissent. J’avance fièrement, sans peur vers la tribune, guidée par les battements de mon cœur. Je suis sur le point de prendre la parole devant plus de 250 000 personnes. Encore un pas et je deviendrai l’unique femme à clamer un discours pour les droits civiques. La seule à faire entendre ma voix, ce 28 août 1963, à Washington. Je sais à quel point ce rôle est important.

La tête baissée, je place mes mains sur la tribune, mon cœur se serre. Je lève les yeux et admire chacune des personnes présentes, leurs pancartes, leurs rêves, leurs sourires, leurs mains liées, leurs regards. J’entends leurs cris. Le souffle coupé, j’annonce : « Je veux que vous sachiez que ce jour est le plus beau de toute ma vie ! » Soudain, les pleurs et les rires s’entremêlent à une pluie d’applaudissements.

J’admire le Lincoln Memorial, poursuis mon discours. Évoquer mon enfance me semble indispensable. Entre les histoires qui réchauffent le cœur de ma grand-mère, le souvenir de mes services chez cette affreuse madame Kaiser, puis les émeutes raciales qu’a traversées ma ville en 1927, tout me vient à l’esprit. Je reprends avec émotion : « Quand j’étais enfant et qu’ils m’ont chassée de ma maison, j’ai eu peur et j’ai fui. Par la suite, j’ai fui encore plus loin. Jusqu’à un endroit qui s’appelle France. »

À ces mots, je ressens la sincère libération que j’avais éprouvée sur le Berengaria, le paquebot qui m’amena en France. Il m’avait fallu du courage pour émigrer, tout comme pour faire partie des 25 artistes noirs supervisés par Caroline Dudley, cheffe de la fameuse Revue nègre. J’ai été conquise par ce pays. Si bien que j’ai participé à sa libération dès 1939, avec l’aide du capitaine Fox.

Je baisse les yeux un instant, regarde l’uniforme de la France libre que je porte, les cinq médailles que j’ai obtenues. « Vous savez, mes amis, je ne vous mens pas quand je vous raconte que j’ai été reçue dans des palais de reines et de rois, dans des maisons de chefs d’État. Cependant, je n’ai pas eu le droit d’entrer dans un hôtel d’Amérique ni de demander une tasse de café. Cela m’a rendue folle ! » La foule m’écoute, se souvient du scandale du Stork Club. Certains baissent la tête. Je m’adresse aux jeunes, les incite à se rendre à l’école pour acquérir la pensée, la plus grande arme de l’être humain.

Un chant datant de l’esclavage retentit, je sens des larmes monter. Je voudrais que le chemin de nos descendants soit moins pénible que le nôtre. Ma voix est un appel à la paix, sorti droit de mon âme. Je révèle l’invitation que m’a faite le président, pense à ma tribu arc-en-ciel : « Je veux qu’un jour, vous aussi, les enfants, vous ayez ce même honneur. Et nous savons que ce jour n’est pas pour demain, qu’il doit arriver maintenant. Je vous remercie, que Dieu vous bénisse, et qu’il continue de vous bénir longtemps après ma disparition. » Je sens mes épaules se décrisper. On me siffle, m’acclame, m’applaudit. Je souris, je prends conscience de ce que je viens d’accomplir, moi, Trumpie, le petit clown, la petite fille noire, pauvre, d’un quartier défavorisé des États-Unis. À 57 ans, je suis là, droite, fière. Je vois Martin Luther King, un homme que j’admire tant, m’applaudir. Je profite de ce rêve éveillé, certaine qu’un jour toutes les discriminations seront abolies, laissant la place à la diversité, l’amour, la paix.

ÉPILOGUE

Joséphine Baker, chanteuse, danseuse et actrice, née en juin 1906 à Saint-Louis (Missouri, États-Unis), fut la première personne noire à acquérir une notoriété de cette envergure. Femme engagée, aux multiples combats pacifiques, elle incarnait la diversité et la volonté de changer le monde. Joséphine Baker s’éteint en 1975 à Paris, un lieu qu’elle aimait tant. Elle entrera au Panthéon le 30 novembre 2021.